vendredi 29 août 2014, 21:07 -
CHAPITRE 12
De nouveau, mais ensemble, en prison
Nous en étions là, encore étroitement et intimement unis, à goûter l'intense douceur d'après l'orgasme, quand nous avons entendu de violents coups frappés à la porte, sans avoir le temps de réagir avant qu'elle ne s'ouvre avec fracas et qu'apparaisse un jeune arabe sur le seuil, le visage congestionné, une mitraillette en main pointée sur nous, qui dit dans un italien approximatif : "Ne bougez pas ! Vous êtes prisonniers d'Abu Nidal !"
Nous sommes restés immobiles, unis, à le regarder, terrifiés.
Le jeune eut l'air surpris, un instant, puis il dit, presque à voix basse : "Habillez-vous... je regrette..."
Lorenzo, encore en moi, dit : "Attends dehors, nous ne pouvons pas fuir."
"Non, ici. Vite, il faut venir au salon avec les autres."
Lorenzo me regarda et j'acquiesçais. Mon cœur battait fort, mais je n'avais pas vraiment peur : Lorenzo était avec moi.
Nous nous sommes détachés et avons commencé à nous habiller. L'arabe ne détournait pas le regard. Il m'a semblé que sa braguette gonflait.
Quand nous fûmes prêts, le jeune homme demanda : "Vous êtes... amants ?"
"Il me semble que c'est clair, non ?" répondit Lorenzo d'un ton amusé qui me surprit un peu.
"Non, vous pourriez avoir juste eu envie de vous amuser..."
"D'accord, nous sommes amants. Ça change quelque chose ?"
"Non. Mais si je peux, je vous fais rester ensemble."
"Pourquoi nous prenez-nous ?"
"La politique. Le gouvernement italien est ami d'Israël. Et nous sommes palestiniens, de l'OLP. On vous prend pour un échange avec nos prisonniers des juifs. On n'a rien contre vous, mais..."
"Et si le gouvernement d'Israël refuse ?"
"Il faudra qu'on vous tue, un à un, jusqu'à ce qu'il cède."
"Alors... tuez-nous ensemble, quand viendra l'heure, lui et moi..." dit Lorenzo d'une voix étonnement tranquille.
"Ce ne sera peut-être pas nécessaire... Allons-y, maintenant..."
Ça touchait au surréaliste. Surtout le ton tranquille de la conversation. On a rejoint les autres. Des scènes d'hystérie. Surtout quand un homme de l'OLP tira sur un américain juif en fauteuil roulant que nous avions remarqué les jours précédents sur le bateau. Le chef du groupe nous lut une espèce de proclamation. Il nous dit que le bateau était détourné vers le Liban et que nous serions conduits à terre dans une prison pour attendre la réponse des gouvernements israélien, américain et italien.
"Oh non, de nouveau en prison !" me murmura Lorenzo, puis il ajouta : "Si ce n'est pas le destin..."
"Mais au moins on y sera ensemble." J'ai dit d'un ton hésitant.
Il m'a fait un petit sourire, m'a serré le bras et a dit : "Oui, au moins cette fois on est ensemble."
On nous débarqua et nous conduisit à un bâtiment dont je n'ai pas bien compris ce que c'était, il faisait nuit, il n'y avait pas d'éclairage. Ils nous firent entrer dans des pièces avec des judas à la porte. Quand vint notre tour, le garde nous sépara Lorenzo et moi. Tous deux nous sommes insurgés et une discussion a commencé dans une sorte de mélange d'italien, d'anglais et de français. Le garde se fâchait quand apparut le jeune qui avait fait irruption dans notre chambre. Ce dernier nous reconnut et dit quelque chose en arabe au garde, une brève discussion suivit mais après Lorenzo fut sorti de cette pièce et mis dans une autre avec moi, avec deux autres passagers du bateau : un garçon d'étage et un passager italien que nous n'avions pas vu avant.
Quand la porte s'est fermée dans notre dos nous avons vu que la pièce, faiblement éclairée par une ampoule nue pendant du plafond, contenait quatre paillasses et rien d'autre.
"Que vont-ils faire de nous ?" demanda l'homme qui semblait avoir la quarantaine et dont j'appris après qu'il s'appelait Donato et était dentiste à Lucca.
Le garçon d'étage, Franco, avait vingt-sept ans et venait de Caserta. Il dit d'une voix triste : "Rien de bon."
Nous avons parlé un peu et Lorenzo semblait le plus tranquille de tous. Je l'admirais beaucoup. Puis, soudain, la lumière s'éteignit et s'alluma trois fois, puis s'éteignit définitivement et nous avons appris que c'était le signal de l'heure d'aller dormir. Lorenzo et moi, insouciants de ce que les autres pourraient penser, nous sommes couchés sur la même paillasse, enlacés.
Nous avons à peine parlé et je me suis endormi pendant que Lorenzo me caressait doucement la joue.
Ainsi commença notre détention.
Nous sommes toujours prisonniers, depuis 287 jours. Rien n'a changé : nous sommes toujours dans la même pièce, on nous apporte deux repas par jour et le soir ils éteignent. Nous n'avons aucune sorte de nouvelles. Ils ne nous traitent pas mal, mais, c'est sûr, pas spécialement bien. Ils ont procuré à Donato un médicament dont il a besoin.
Lorenzo et moi, passés les premiers jours, nous sommes remis à faire l'amour, une fois les lumières éteintes. Bien sûr, les deux autres s'en sont rendus compte, mais ils n'ont rien dit. Et quand nous avons commencé à nous raconter nos vies, autant pour passer le temps que pour mieux se connaître, dans cette cohabitation forcée, Lorenzo a tout raconté tranquillement, depuis le fait qu'on a été en tôle, ensemble, jusqu'à comment il est tombé amoureux de moi. Alors j'ai parlé moi aussi de mes expériences et de ce qu'était être gay.
Donato a semblé curieux, il n'avait jamais eu une telle expérience et il pensait, avant, aux gays comme à des efféminés et d'extrême promiscuité. Mais il ne montra aucun préjugé.
Franco, par contre, avoua qu'adolescent il avait eu une brève mais très intense relation avec un copain d'école, bien qu'après il ait connu une fille, soit tombé amoureux d'elle et n'ait plus eu par la suite la moindre autre histoire, sauf peut-être de faire un peu le tapin pendant son service militaire.
Il y a quelques jours j'ai obtenu qu'ils me donnent un cahier et un crayon, alors j'ai décidé d'écrire ces pages. Et, pour la première fois, Lorenzo a su la vraie raison pour laquelle j'ai fini en prison.
Avec un sourire amusé, il a dit : "Alors je devrais être gré à ce malheureux qui t'a payé pour aller en tôle à la place de son fils."
Depuis quelques jours ils nous permettent, par petits groupes, de prendre l'air dans une cour deux heures par jour. Ça nous permet de voir d'autres prisonniers et de communiquer avec eux, même si aucun n'a d'informations pertinentes ni intéressantes à donner. Le bâtiment, avons-nous appris, est une école transformée en prison pour nous quand le groupuscule a préparé son coup. Nous ne savons pas s'il se fait quelque chose pour nous, si les gouvernements font quelque chose pour nous libérer. Mais à ma connaissance, ils n'ont encore tué aucun de nous et au contraire, le bruit court que les femmes, qui sont détenues ailleurs, ont été libérées avec les enfants de moins de seize ans.
Combien de temps devrons-nous rester là-dedans ? Serons-nous un jour libérés ou tués ? Si nous sommes tués, tiendront-ils la promesse de nous tuer ensemble, Lorenzo et moi ? Parfois le jeune qui nous a pris est de garde. Il a l'air d'avoir de la sympathie pour nous, même s'il ne parle pas beaucoup. Et puis, c'est lui qui m'a procuré ce cahier.
Il s'appelle Selim et il a vingt-quatre ans. Je le soupçonne d'être gay lui aussi et c'est peut-être pour ça que nous lui sommes sympathiques, c'est un très beau garçon, surtout quand il sourit.
Les jours semblent sans fin, là-dedans. Ils ont l'air tous pareils. Donato tient le compte des jours et il a gravé sur le mur une sorte de calendrier. Aujourd'hui on doit être dimanche. Même si le savoir ne change pas grand-chose.
Nous avons pu apporter avec nous, en débarquant, un petit bagage, surtout des habits de rechange. Une fois par semaine nous pouvons faire la lessive et, le même jour, prendre une douche chaude. Les autres jours on se lave avec un seau d'eau froide. Alors on ne se rase qu'une fois par semaine. Lorenzo me plait avec la barbe un peu longue. A dire vrai, il me plait n'importe comment.
Parfois je pense à notre kiosque : j'imagine que Paolo le fait marcher. N'avoir aucune nouvelle de d'extérieur est une étrange expérience, on croirait presque vivre hors du temps et de la réalité. Mais au moins j'ai Lorenzo ici et lui il m'a : nous avons plus de chance que les autres. Franco a une fiancée, Donato une femme et deux enfants. Il leur pèse beaucoup de ne pas pouvoir communiquer avec les leurs, avec ceux à qui ils tiennent. Oui, nous avons vraiment de la chance, dans un sens, Lorenzo et moi.
Surtout la nuit quand on fait l'amour, on arrive à oublier tout et tout le monde : il n'y a que nous deux et, malgré tout, c'est beau. Au début, le matin, après, j'avais un peu honte devant les deux autres et je guettais leurs réactions. Mais plus maintenant. Ils ont l'air d'avoir tranquillement accepté le fait. Et même, peut-être n'est-ce qu'une impression, mais je crois que Donato commence à regarder Franco de façon plus intéressée. Non qu'il lui fasse la cour, ni des avances explicites, mais je sens quelque chose dans l'air. Une chose est claire, si au début il semblait y avoir entre eux une certaine pudeur à se laisser voir quand ils se changeaient, à présent ils se déshabillent tous deux avec le plus grand naturel, insouciant de si les autres les regardent ou non. Et Donato, à chaque fois, regarde le corps nu de Franco, qui n'est pas mal du tout, avec un certain intérêt.
Franco, il y a quelques jours, m'a dit qu'on avait de la chance d'être ensemble, Lorenzo et moi, et de pouvoir faire l'amour : "Moi ça me manque de plus en plus..." a-t-il conclu.
Selim, soudain, semble être devenu loquace. Hier, pendant la promenade, il s'est approché de nous deux et a dit : "Si on devait libérer l'un de vous deux, qui voudriez-vous qui soit libéré le premier ?"
En même temps nous avons répondu : "Lui !"
Selim parut amusé et me demanda : "Pourquoi lui d'abord et pas toi ?"
"Ça ne me dit rien d'être libre en sachant qu'il ne l'est pas. Je préfère le contraire. Et puis je sais qu'il ferait son possible, libre, pour moi." j'ai répondu.
Lorenzo demanda : "Tu penses qu'un de nous pourrait être vite libéré ?"
"Non... je ne sais pas... je demandais comme ça, juste pour savoir..." esquiva Selim.
"Non, tu sais quelque chose... pourquoi ne nous le dis-tu pas ?" insista Lorenzo à voix basse, en le regardant dans les yeux.
"Je ne peux pas parler..."
"Alors j'ai raison !" conclut Lorenzo, triomphant, et il ajouta : "Tu as toujours été gentil avec nous deux... si tu peux, fais en sorte qu'on sorte ensemble."
"Ça ne dépend pas de moi."
"Je t'en prie... je ne sais pas pourquoi tu es comme ça avec nous, mais nous ne pouvons compter sur personne d'autre, ici. Et je sens en toi un ami. Dans d'autres conditions nous pourrions bien être vraiment des amis."
"Oui... c'est vrai... mais..." dit Selim, hésitant avant d'ajouter : "Tu demandes pourquoi vous m'êtes sympathiques... c'est parce que... quand je vous ai vu dans le bateau, cette fois-là... je me suis revu avec mon garçon, quand on était encore ensemble."
"Ton garçon ?" ai-je demandé, pas si surpris que ça, et je lui ai demandé : "Pourquoi n'êtes-vous plus ensemble ?"
"Il... il est mort, pendant une attaque israélienne sur notre camp. C'est alors que j'ai décidé de devenir guérillero."
"Vous vous aimiez ?" demanda Lorenzo.
"Oui... j'ai été son premier homme et le seul."
"Quel âge avait-il ?" je demandais.
"Seize ans quand il s'est donné à moi la première fois... et vingt et un à sa mort... Il s'appelait Yakub..."
"Je suis désolé..." murmura Lorenzo.
"Merci. J'espère que vous aurez plus de chance."
"Alors, Selim, tu ne peux vraiment rien nous dire ?" lui redemanda Lorenzo.
"Non, vraiment. N'insiste pas, s'il te plait."
Bien sûr, nous n'avons pas insisté, mais désormais l'espoir était né en nous que cet emprisonnement puisse finir vite.
Il n'y a aucun signe, à part cette question de Selim, mais il nous semble voir dans le regard du jeune palestinien une lueur qui n'y était pas avant. Ne serait-ce que de nous avoir confié avoir eu un garçon et l'avoir aimé ? Ou vraiment savait-il quelque chose de positif sur notre sort ? Nous n'en avons aucune idée.
Il ne nous reste qu'à attendre...
F I N